27.4.09

Le JE de la vérité

Le chagrin ne tue pas seulement les vivants, il tue aussi les morts, il les enterre deux fois.
Ils partaient de l’île de Gorée comme des cochons que l’on transporte vers l’abattoir. Course effrénée à travers l’Atlantique, il était un petit navire.
Sur mille, il n’en restait que cent, faméliques, qui parviendraient à bon port.
Victuaille, marchandise déhumanisée que l’on destinait à la récolte du coton, plus tard une autre humanité en robe blanche, dégâts des os, lynchage et pendaison.
« Cinq, six, de la chair que trop avons nourrie… »
Chère madame, je vous offre ce bouquet de fleurs ! Des bonbons sucrés au vitriol, de la Ventoline aussi…
L’humiliation connaît ses propres dames, ses propres drames.

Début des années 80, j’arrête mes études. Plutôt non. Ce sont-elles, elles me prient de m’arrêter tout de suite. Voie sans issue, grosse rigolade. Quand est-ce qu’on mange ? Comme me le disait hier mon charcutier préféré, je n’ai pas peur du travail mais c’est le travail qui a peur de moi.
Interruption de séance.
Le monde est d’une grande cruauté, mes craintes deviennent des doutes puis se transforment rapidement en peurs, un foisonnement d’idées lugubres me lacère les deux hémisphères. Le manège des chevaux de bois, je suis assis sur un dromadaire, la queue de Mickey est un rêve aperçu au dessus de nulle part.
La couleur jaune est terne.
Je commence à tenir un journal intime sur un cahier à spirales, format grands carreaux, avec un stylo qui me sert de peigne puisque j’ai commencé déjà à perdre mes cheveux. C’est pratique un stylo, on peut écrire avec ou s’amuser à tourner les aiguilles d’un rêve, avec un stylo certains mêmes parviennent à se gratter le dos en toute bonne conscience.
Là-bas, là-haut, immeuble de la cité U, je défraie la chronique. Saucisses-lentilles à midi, lentilles-saucisses le soir, je fais un break, une cigarette puis directement je me précipite sur un pot de yaourt nature. Il sent un peu la marée montante car il n’a pas vu le frigo depuis trois jours.

Magnéto Serge, on rembobine. Envoie le bousin !
L’intelligence peut se mesurer. Il existe certaines règles de calcul très savantes, des probabilités vérifiables. En classe de quatrième, mes premiers pas de sournois me conduisent à fouiller le bureau du directeur et je découvre en apprenant mes résultats au test de QI que j’ai un niveau 110, donc normal, blanc, bien peigné mais toujours aussi triste. Engoncé dans une éducation rigide, pseudo-Gaulliste, un Ave et deux Pater chaque soir. Comme ça on pourra pas dire qu’on a pas fait notre devoir de parents.
Mes camarades, disons mes collègues, font du sport, découvrent le touche-pipi, les premiers pelotages, arrête tu me fais mal avec tes mains ! Moi je lis. Cet intérêt supérieur inquiète mon entourage. A l’envi, on me répète, on me crie, on m’hurle dans les oreilles que je ferai toujours partie d’une classe sociale moyenne inférieure. Mais tant pis, je continue à lire et pas que de bonnes choses. Du dernier numéro d’Union caché sous le lit de mes parents jusqu’au journal d’André, vous savez celui qui disait qu’on ne fait pas de la bonne littérature avec des bons sentiments. Puis, le dos tourné pendant qu’on ne le voyait pas, il faisait monter sur son ventre de jeunes arabes et leur apprenait à faire l’hélicoptère.

Donc, pendant que les autres commencent à humer les lèvres mouillées des filles, tout seul avec ma main je joue au docteur. Plus tard, je veux faire avocat, mieux comédien, monter sur les planches, ils m’acclameront, les femmes du monde m’enverront des fleurs, je mourrai sur une scène à 33 ans, les bras en croix. Mon père sera charpentier.
J’espionne, je me ferme, je suis déjà un traître, je regarde par le judas mais je ne vois rien, sauf une vie qui ne m’appartient pas, cette vie que je refuse et qui ne m’appartiendra jamais. Oui, quand je serai un célèbre comédien, un Brando, un Dewaere, Un Simon, un …quand je serais, je les baiserai toutes, celles qui m’ont fait baisser les yeux jusqu’à mes chevilles, je les baiserai avec mes mots, avec mes mains.
Complexe du petit gros.
Je ressemble à une fille avec mes longs cils et mes cheveux longs. Ma couleur préférée c’est le rouge, sa troïka magique, sa bande à Baader, ses brigades rouges. Je suis à la gauche de la gauche mais je n’attire que les mouches. Rousseau vient de me filer sa mononucléose, discours de l’inégalité entre les propos et les actes. Tout se déroule très logiquement, je deviens autiste mais personne dans mon entourage ne s’en aperçoit. Sur mes genoux un chat se prélasse, je pourrais passer des heures à le caresser. Cette complicité n’effraie personne. Mieux, elle rassure le quidam qui ne se doute de rien, pas même de l’incendie qui ravage ma tête , brûle mes yeux.
Un si gentil petit garçon et poli avec ça, bien élevé. C’est dit, je finirai fonctionnaire comme papa.
Une obligation de réserve m’obligera à me cacher la tête sous l’oreiller le soir en oubliant qu’elle me fait mal.
Le bon dieu est un fieffé coquin, il m’a légué la chance, cette putain de chance qui m’a aidé souvent à passer au travers de la mort. Braquage, contrebraquage, j’appuie, j’accélère, la vie dans le fossé, et le rétroviseur de toute une vie humiliée.
Les larbins, souviens-toi Paulo de ce que je t’ai dit sur l’île de Gorée, esclaves de leur race, de leur couleur de peau, moi l’esclave de ma condition sociale, et du lavage de cerveau de cette société qui m’a oublié là sur le bord de la route.
Toutefois, il n’est pas question d’abandonner, aussi chaque jour qui passe est une occasion de plus de remettre les compteurs à zéro. Et pour remercier l’autre, celui a les bras en croix là-haut, je l’insulte, je le trahis, je l’atomise tel un scorpion que j’écraserais sous ma chaussure. Je mets les fringues de maman, devant le miroir je fais la pute, je danse.
Mal.
Pendant que les copains jouent au foot le mercredi, j’invente des jeux. Avec des allumettes, je fous le feu à un arbre. Pas vu pas pris. Puis l’envie folle de me livrer à un acharnement total. Avec les allumettes toujours, je passe certaines journées d’été entières à me frotter les bras et les cuisses. Je frotte, je frotte, ça brûle, ça fait mal, dès que la croûte est sèche je l’arrache, la peau à vif j’en remets une couche. J’aime ça, ce corps qui me dégoûte, ce besoin presque clinique, sauvage, de me faire mal.

Devant moi, toutes les portes sont fermées, j’ai de plus en plus d’efforts à fournir pour tourner la clef.
Je me tire des balles dans le pied. Des balles à blanc il va sans dire. Mais j’y pense fort. Je pense à l’arme de service de mon père, cachée dans l’armoire. Personne ne s’en doute une seconde mais je sais où il a rangé les balles. Le maniement complexe de mon cerveau m’indique qu’il faut que je renonce à ce projet funeste.

– Dis Olivier, pourquoi tu souris ?

Parce qu’on m’appelle Lol, parce que j’ai de la bière qui coule dans mes veines, et que Laura m’attend, ma Laura Davies, mon petit ange au sourire diaphane, mon ouvrière des mines de charbon sous le ciel fumeux et roide de La Galles du sud.
Elle m’attend, et la route monte, elle grimpe.
Tous les deux, Laura, tu sais, on offrira des fleurs aux amoureux, des baisers aux oiseaux et on volera , on se décomposera à la vitesse de l’étrange, devant un arbre aux souvenirs.

Sur les veines du marbre, je te lirai les poèmes d’Apollinaire, au dernier virage je m’endormirai pour mourir et ce ne sera pas la première fois mais la dernière. Sur un accord de violoncelle, le vieux vaisseau s’en ira voguer sur des mers si profondes qu’aucun instrument de mesure ne peut vérifier.
Pas même la vérité.

Par JONQUILLE

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